On ne guérit pas de son enfance

C’est mon territoire. C’est là que commence le Bossu de Paul Féval, «dans la vallée de Louron, entre la vallée d’Aure et celle de Barousse». C’est aussi là que commence et finit mon premier roman, Glacé, et par conséquent ma tardive carrière d’auteur. C’est un territoire grand comme une principauté, un ranch dans le Montana ou une île grecque. Il s’étend de la plaine alluviale entre Toulouse et Saint-Gaudens jusqu’au massif de la Maladeta, au-delà duquel, comme l’a écrit Flaubert, «l’esprit peut courir jusqu’à Séville, jusqu’à Tolède, jusqu’à Cordoue, jusqu’à Cadix…»

Courir, c’est vite dit. Il faut d’abord sinuer, louvoyer, atermoyer, ruser, monter et descendre, se plier aux caprices du terrain. Cela s’appelle le Comminges. Il débute très modestement quand on vient de Toulouse, par une plaine assez morne d’abord, des mamelons doucement arrondis ensuite, dont les forêts sont la fourrure, des vallées aussi larges que les Champs-Elysées ou les Ramblas. Rien de bien palpitant, en somme, ni de très allègre l’hiver venu, quand les brumes ou la pluie noient les champs et les âmes. Mais déjà on devine, dans les lointains, la barrière définitive, le soulèvement géologique qui tranche la géographie comme un coup d’épée.

Ah, les Pyrénées… George Sand en parle avec lyrisme à Flaubert. Maurice Leblanc y entraîne son Arsène loin de sa Normandie, du côté de Luz. Victor Hugo affirme que «tout y est cyclopéen, vaste, stupéfiant». Il n’y a guère que ce grand neurasthénique d’Octave Mirbeau pour s’en plaindre : «Si la montagne est sinistre, que dire de ces lacs – oh ! ces lacs ! – dont le bleu faux et cruel ne s’accorde avec rien.» Le Comminges, c’est la part secrète des Pyrénées.

Moins spectaculaires que Gavarnie, moins célèbres que le Tourmalet, moins légendaires que la brèche de Roland, loin de Tarbes comme de Toulouse, et plus encore de l’Atlantique et de la Méditerranée, ses cols et ses sommets, ses ruisseaux murmurants, ses pacages déclives et le vent noir de ses forêts, ses mini-sociétés douairières et ses trop vertes vallées ne se livrent pas aisément.

Et que dire de ses habitants. Y débarquer quand on vient du Midi phraseur et pipelet, comme le firent mes parents, c’est passer d’Athènes à Sparte, de Port-Réal à Winterfell.

Ma mère en souffrit longtemps, mon père ne disait rien, j’ai grandi dans son silence. Mais il y avait les mots, ceux des livres qu’il m’achetait. Et ces cimes omniprésentes. Je suis né au bord de la mer, j’ai grandi au pied des montagnes. Evasion horizontale, évasion verticale, évasion dans les livres. Enfermé dans ses limites ontologiques, le Comminges enseigne l’évasion. C’est un tout petit pays, et pourtant il a dans ma géographie la taille d’un continent…

J’y retourne en esprit, faute d’en arpenter aujourd’hui les sentes et les sommets. J’y reviendrai un jour, peut-être définitivement, comme l’ami, le frère qu’on a accompagné en ce mois de décembre, dans ce petit cimetière qui regarde les montagnes. On ne guérit pas de son enfance – encore moins des lieux qu’elle a hantés.

Bernard Minier
Ecrivain
Libération du 6 février 2017